Libre Pensée du Pas-de-Calais

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Publié : 27 avril 2005

Le traité européen : une constitution postiche et liberticide

Article paru dans le N°501 de La Raison - mai 2005

L’abolition du Peuple, pouvoir constituant

En République, qu’est-ce que la Constitution, sinon l’organisation raisonnée et publique de la liberté que veut le peuple. La Constitution supposant un pouvoir constituant, celui-ci ne peut être que le Peuple. Elle procède du souverain, le peuple. Souverain, le peuple est l’unique Auteur de la Constitution. Par son acte constituant, le peuple naît sujet historique et politique. Quand le peuple ne peut s’assembler, il autorise ses représentants à établir la Constitution.

Or, le traité est un déni radical du Pouvoir constituant que sont le ou les peuples européens. Dans le Préambule, c’est la décision des monarques et présidents, qui convient de l’Union, non la voix des peuples qui l’engendre. On lit ainsi : « Sa majesté le roi des Belges... le président de la République française... Sa majesté la reine du Royaume-Uni... Lesquels... sont convenus des dispositions qui suivent ». Depuis quand monarques et présidents, chefs des exécutifs, c’est-à-dire des pouvoirs constitués, sont-ils autorisés à constituer ? Les Exécutifs européens proposent donc aux peuples souverains de consentir à une constitution qui les désapproprie d’entrée de leur pouvoir constituant.

L’article I-1 s’avère encore plus révélateur : « Inspirée par la volonté des citoyens et des Etats d’Europe de bâtir leur avenir commun, la présente Constitution établit l’Union européenne... ». La logique républicaine entache de nullité cette « inspiration », car un tel article qui précise d’où provient la légitimité de l’Union eût dû dire : « Autorisée par la volonté des peuples (Au nom des peuples)... ». Ce défaut d’autorisation par la Volonté générale frappe d’invalidité originelle l’Union européenne et sa prétention législatrice.

Comme il s’agit d’énoncer la loi fondatrice d’une nouvelle unité politique (res publica), et partant d’instituer des pouvoirs publics, il eût été nécessaire que les peuples européens délèguent, via leurs représentants, un Congrès législateur. Une constitution sans Constituante est purement postiche. Elle ne peut dire la loi ni déterminer des lois. Toute constitution relève d’un acte d’autorité législatrice, non d’un pouvoir établi. Aucun pouvoir public (potestas) n’est en droit de se substituer à l’Autorité constituante (auctoritas) des Représentants du peuple. Par construction de la liberté, le premier vient toujours en aval de la seconde, à peine d’établir un régime exceptionnel d’Etat comme Vichy. Il est donc tout à fait illégitime de placer également les citoyens (membres du Pouvoir constituant) et les Etats d’Europe (pouvoirs commis) comme fondements de l’Union européenne. Quand un appareil d’Etat prétend constituer, il ourdit l’abolition historique et politique du Peuple.

La destitution de la Liberté

La Liberté est l’idée directrice de toute Constitution républicaine. Or, la constitution Giscard bafoue la primauté de la liberté en la noyant vicieusement sous le moralisme des « valeurs ». L’article I-2 ose ainsi énoncer : « L’Union est fondée sur les valeurs du respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’Etat de droit, ainsi que du respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités ». Cet article mielleux destitue le principe rationnel de la liberté en le confondant avec ses applications (Etat de droit, démocratie...). L’annonce publicitaire des « valeurs » efface la publicité constitutionnelle du peuple et du citoyen. Les droits de l’homme qui explicitent la liberté se retrouvent tout aussi confondus dans cet amas de « valeurs ». L’invocation obnubilante du respect concourt à désunir la conscience politique de la liberté et de l’architecture du droit qu’elle exige.

D’ailleurs, les valeurs étant innombrables, pourquoi leurs aimables échansons ont-ils préféré la dignité à l’honnêteté, le respect à la fierté... ? Le dévoiement néo-chrétien de la dignité sert à briser la dialectique libératrice du sentiment d’indignité.

Une fois destituée, la liberté se voit octroyée en tant qu’« espace » et corrélée à « un marché intérieur » (art.I.3). D’horizon, la liberté est muée en appendice spatial du marché.

Cette destitution de la liberté est encore plus explicite dans la partie II où elle est subordonnée à la « Dignité humaine » (II-61), au « droit à la vie » (II-62) - menaçant à terme l’IVG -, et où elle se trouve chapeautée par le titre « libertés », ce pluriel signifiant sa décomposition. Cette relativité de la liberté va si loin que l’article II-66 édicte : « Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté ». Voilà une formule liberticide où la liberté est balancée par la sûreté. Alors que cette dernière est un moyen au service de la liberté, elle est ici mise au rang de finalité. La technocratie européenne pourra donc brandir la sûreté contre la liberté. Dans cette constitution factice, germe la sécurisation totalitaire de l’Exécutif européen contre la volonté publique des citoyens.

En outre, cet article II-66 renverse la cause et l’effet. En République, les hommes naissent libres et égaux en droit (propre à la raison) : liberté et égalité sont des attributs innés, réglant l’ordre juridique et politique des citoyens. La liberté n’est pas un droit acquis, elle est la condition native des droits. De même pour l’égalité qui est postulée par nature. Or, l’article II-80 affirme : « Toutes les personnes sont égales en droit ». Liberté et égalité sont ainsi réduites à de purs états juridiques. Otez-leur ce droit conféré et vous les anéantissez. Vous ne naissez pas libre et égal en raison, mais l’êtes par la grâce du traité constitutionnel et ses exécutants, les commissaires. La technicité juridique confère donc la liberté et l’égalité ; et comme elle ne s’autorise que d’elle-même, ce traité calamiteux aliène la liberté et l’égalité à la pure force du locuteur technocratique.

La minoration du Citoyen

Loin d’être une oeuvre de régénération, la constitution Giscard se dresse en dispositif idéologique contre la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen, et tout l’héritage des Lumières. Il est d’ailleurs significatif que les concepts d’homme et de citoyen ne structurent pas le texte. Leur universalité rationnelle est démembrée par les notions morales et sociologiques de « personne », « femmes et hommes », « les enfants », « les personnes âgées », « les personnes handicapées », « les travailleurs », « les consommateurs ». Sous couvert de non-discrimination, ce texte marque la ruine de l’unité politique du peuple et de la volonté publique des citoyens. On ne suppose plus une volonté générale, ni un intérêt collectif pour guider et juger de l’action politique. En privatisant l’espace public par de multiples secteurs du marché moral et social, on éteint la délibération politique des citoyens. De multiples identités acquièrent force de normes, invitant le citoyen à s’y enfermer, au profit du pouvoir mercantile qui, les gérant en détail, s’affranchit de toute conscience publique. La constitution Giscard entend imposer la post-démocratie plébéienne et clientéliste.

L’eurocratie trame dès lors son immunité politique. L’article I-46 stipule bien que « les citoyens sont directement représentés au niveau de l’Union, au Parlement européen ». Celui-ci sera-t-il une véritable autorité législative ? Que non pas ! Il ne pourra qu’adopter ou non les lois, conjointement avec le Conseil [des ministres] (art.I-34), un organe exécutif ! En réalité, l’auteur des lois européennes sera la Commission : « Un acte législatif de l’Union ne peut être adopté que sur proposition de la Commission... » (art.I-26). « Celle-ci exerce ses responsabilités en pleine indépendance » (ibidem). Ainsi, une poignée d’eurocrates, mandatés par nulle vox populi, accapare la prérogative de faire la loi. Ce texte liberticide donne autorité de loi à ce qui ne peut être que des directives administratives. Hors de toute volonté générale, chaque citoyen, ainsi minoré, pourra être puni d’avoir transgressé les « lois » d’une volonté particulière. Ici se manifeste un nouveau coup d’Etat permanent de la technocratie aux dépens de la souveraineté populaire.

Les chemins aveugles du cynisme technocratique se creusent toujours davantage : « Dans les cas spécifiques prévus par la Constitution, les lois européennes peuvent être adoptées sur initiative d’un groupe d’Etats-membres..., sur recommandation de la Banque centrale européenne... » (art.I-34). La technocratie financière est promue sans vergogne comme source de lois. Parallèlement, le Comité économique et social (art.I-32) jouira, lui, uniquement de « fonctions consultatives ».

Une constitution est aussi la norme juridique d’après laquelle les citoyens jugent la qualité de leur gouvernement. Si la norme est floue, elle permet l’arbitraire. Aussi doit-elle être l’expression claire et droite du Droit. Le cynisme éhonté des eurocrates n’a cure d’une telle rectitude qu’elle remplace par l’impossible principe de la possibilité : « ...Les décisions sont prises aussi ouvertement et aussi près que possible des citoyens » (art. I-46). L’article I-50 en rajoute : « Afin de promouvoir une bonne gouvernance..., les institutions, organes et organismes de l’Union oeuvrent dans le plus grand respect possible du principe d’ouverture ». Derrière l’abstraite gouvernance, se dissimule le gouvernement bien concret d’un appareil opaque qui travaille à se prémunir contre toute sanction démocratique. Le vocabulaire de la possibilité évacue l’ordre prescriptif du Droit et ses infrangibles obligations.

Fin de l’Europe et totalitarisme post-démocratique

Enfin, ce traité grave dans son ordre « constitutionnel » tout un arsenal de politiques du marché. Il est impératif de rappeler qu’une constitution n’institue pas de politiques particulières, de droite ou de gauche. L’opinion publique reste souveraine pour trancher des choix politiques et les modifier au fil de son expérience historique. Nul besoin de lois factices pour conduire des politiques européennes. Cette pétrification idéologique et sécuritaire de l’avenir manifeste lumineusement la confiscation en Europe de la démocratie par une oligarchie bureaucratique. Cette caste singe l’ordre féodal, à rebours même des conquêtes historiques de la bourgeoisie. Elle conspire à fixer peuples et citoyens au rang d’éléments subsidiaires d’une totalité divine, celle du dispositif marchand.

Ce traité, destructeur de toutes nos cultures politiques, consacre délibérément la catastrophe de la civilisation de l’Europe, et la fin de l’Histoire. Au total, il accomplit un saut régressif vers le totalitarisme post-démocratique, réifiant l’homme en force de travail domestiquée.

Voilà où ont abouti des décennies de corruption de notre conscience politique, infestée d’humanitarisme douceâtre, de sociologisme et de politologie stipendiée. Tout est à reconstruire en matière d’humanisme civique et de politique républicaine. Si jamais la cage d’acier de cette logique planétaire venait à se refermer, alors tous les citoyens devront se poser cette question classique face à la tyrannie : « Nous, les hommes libres, que devons-nous faire ? ».

Philippe FORGET