Libre Pensée du Pas-de-Calais

Vous êtes ici : Accueil du site > Archives du site > Analyses de la constitution européenne > Une constitution progressiste ?
Publié : 30 avril 2005

Une constitution progressiste ?

Précision apportée par le webmestre du site :
Cet entretien avec un des rédacteurs de la charte des droits fondamentaux adoptée en 2000 est très intéressant car il replace son insertion dans la constitution dans une perspective précise et politique. Pourquoi certains passages ont-ils été modifiés ? Pourquoi certains articles sont-ils "expliqués" par des annexes ? Comment la cour de justice européenne interprétera-t-elle ces droits ? Les réponses de ce juriste sont éclairantes et plutôt inquiétantes. Guy Braibant, juriste, a rédigé, en 2000, la charte des droits fondamentaux, adoptée à l’unanimité par les chefs d’Etats de l’Union Européenne. Il expose aujourd’hui ses réserves sur le texte constitutionnel soumis au référendum.Cet article est paru dans l’édition de L’Humanité du 29 avril 2005 sous le titre « On a fragilisé les droits fondamentaux » .
-------

Guy Braibant, juriste, a rédigé, en 2000, la charte des droits fondamentaux, adoptée à l’unanimité par les chefs d’Etats de l’Union Européenne. Il expose aujourd’hui ses réserves sur le texte constitutionnel soumis au référendum.

Dans un entretien récent donné à la Croix, vous avez fait part de votre déception à la lecture de la version de la charte des droits fondamentaux intégrée au projet de constitution européenne. Quelles en sont les raisons ?

Guy Braibant.
Quand on nous dit que l’on a intégré la charte telle quelle dans le projet de constitution, cela est vrai et faux à la fois. Les dispositions de fond n’ont pas changé, comme sur le droit de grève, le droit syndical ou encore la peine de mort. Mais les conditions d’application du texte ont été modifiées. On peut s’en rendre compte en comparant mot à mot le texte initial et le texte final. Ce sont des amendements, pour la plupart inspirés par les Britanniques, qui changent un peu l’esprit du texte. Le plus clair est la substitution du mot « pouvoir » au mot « devoir » à quelques endroits, en même temps que le renvoi - officiel aux « explications » du Présidium dans le traité constitutionnel. Ces « explications » ne sont pas conformes aux traditions françaises. Vous ne trouverez jamais des « explications » d’une loi française : il y a la loi, un point c’est tout. Ici, après la loi, il y a ce texte qui n’est pas le fruit du travail des auteurs de la charte. Un avis a d’ailleurs été rendu par la Commission française des droits de l’homme, qui souligne qu’il est pour le moins bizarre que la charte ne soit plus tout à fait la même...

Qu’est-ce que cela change concrètement pour les citoyens européens ?

Guy Braibant.
Sur la forme d’abord, nous avions décidé de faire un texte clair, court et compréhensible, non pour des raisons techniques ou juridiques, mais pour des raisons politiques. Une charte, tout comme un texte constitutionnel, doit être accessible aux citoyens. Nous avions donc rédigé un texte de 54 articles qui se suffisait à lui-même, et dont le dernier chapitre était une sorte de mode d’emploi de tous les autres. C’est une forme qui compte, car elle recouvre des questions de fond, qui ont trait à ce qu’on nomme la transparence. Si vous regardez les grands textes révolutionnaires, comme la Déclaration des droits de l’homme, vous constaterez qu’elle correspond à cet idéal. Or ce qui me frappe, c’est que nos successeurs qui ont rédigé la constitution avaient pris la même résolution, mais qu’ils ne l’ont pas respectée. On nous sert aujourd’hui un texte beaucoup plus compliqué. Sur le contenu de la charte ; ensuite, on a atténué ou fragilisé les droits fondamentaux à travers de petites formules ou astuces à droite et à gauche, qui font perdre de la valeur à ces droits. Alors qu’elles devaient être pédagogiques, complètement neutres, les « explications » - interprètent les droits dans un sens plutôt minimal. La charte n’a été que légèrement modifiée, mais toujours dans le même sens, et c’est bien là le problème... Le résultat est restrictif, incontestablement.

N’est-il pas paradoxal, pour le rédacteur de la charte que vous êtes, d’hésiter sur l’opportunité de l’inscrire, même dans cette version « aménagée », dans la constitution ?

Guy Braibant.
Le problème, c’est que j’ai connu pour ma part une meilleure version dont j’espérais qu’elle figure dans le projet. Or je suis déçu de constater que ce n’est pas le cas. La charte était une réelle avancée. Il était question de proclamer pour la première fois des droits sociaux dans un texte européen. Ceux-ci ne figurent pas dans la convention européenne des droits de l’homme. Le but était d’empêcher tout retour en arrière sur les acquis, en instituant une sorte de clause de non-régression. Autre avancée : alors que ce devait être simplement une charte de consolidation de l’existant, qui ne devait pas comporter d’innovation, nous avons été au-delà, avec, en plus des droits sociaux, les droits concernant la bio-éthique. Cela a convaincu beaucoup de monde à l’époque. Je pense qu’à Nice une partie du monde politique qui a manifesté et s’est opposé à la charte a loupé le coche, sans comprendre qu’il y avait une bataille à mener et que cette bataille ne s’achevait pas à Nice.

Pourra-t-on quand même se prévaloir de la charte devant un juge en cas de violation de celle-ci ?

Guy Braibant.
Ce sera vrai, mais cela dépendra des restrictions nouvelles apportées au texte. Si l’on prend l’exemple du droit au logement, la France pourrait toujours se faire condamner si elle revenait sur sa législation, qui est assez avancée dans ce domaine. Mais, finalement, qui va préciser tout cela ? C’est la Cour de justice européenne. Plus il y a d’équivoque ou d’ambiguïtés dans la charte, plus son pouvoir sera grand. On ne peut savoir ce qu’il en résultera. Si ce sont des juges « progressistes », ils tireront de la charte tout ce qu’ils pourront. Mais si ce sont des juges plus libéraux sur le plan économique, ce n’est pas gagné d’avance. Cela signifie que, si la ratification a lieu, elle entraînera une nouvelle bataille sur le plan juridique à l’issue d’autant plus incertaine que les droits sont fragilisés.

Vous faites également part de vos réticences sur le contenu de la partie III du traité...

Guy Braibant.
Je dirais même des réticences sur son existence. Je pense que cette partie est une erreur juridique et politique. Juridique, parce qu’on ne met pas dans une constitution des proclamations de politiques, libérales ou socialistes. Comme le disait François Hollande récemment, on a pratiqué des nationalisations et des privatisations avec la même constitution. Avec cette partie III, c’est comme si on avait inscrit dans la Constitution française que l’on allait privatiser ou nationaliser : ce n’est pas du domaine de la loi fondamentale, mais de celui du débat politique quotidien. Certains ont sans doute voulu profiter d’une conjoncture européenne favorable au libéralisme pour faire passer un certain nombre d’idées et les inscrire dans ce fameux traité. Ce texte est en fait plus politique que juridique. C’est là que, de mon point de vue, quelque chose ne va pas.

Il faudrait donc, selon vous, retrancher la partie III pour pouvoir parler de constitution au vrai sens du terme ?

Guy Braibant.
Théoriquement, ce serait facile à régler : avec une paire de ciseaux, on peut toujours enlever la partie III. Dès lors qu’il n’y aurait plus de partie III, je n’aurais plus d’objection à la constitution. Et je pense ne pas être le seul à le penser. En fait, tout dépend de ce qui va se passer maintenant. Si la ratification est adoptée dans tous les pays, ma proposition n’a plus de valeur : l’échéance sera passée, et nous nous retrouverons avec une constitution d’inspiration libérale. Il faudra alors se mettre immédiatement au travail pour voir comment elle peut être révisée. Cela prendra des années, évidemment. Si le texte ne passe pas, parce que des pays n’auront pas voté pour, comme la France, l’Angleterre ou d’autres, cette proposition permettrait de considérer, dans la mesure où on pense qu’il y a quelque chose à sauver dans le texte, que « l’essentiel » y est. Si l’on s’accorde pour dire que le reste est un peu secondaire, et que l’on peut faire confiance aux juges européens et aux aspects progressistes conservés de la charte.

Après avoir pensé voter « oui », vous vous dites désormais hésitant sur votre vote au référendum...

Guy Braibant.
Techniquement, cette constitution n’est pas un bon texte. J’attends de voir la fin des opérations. Je suis toujours partagé entre le fait de refuser ce texte ou de l’accepter en essayant de sauver l’acquis, même si ce n’est pas suffisant, avec le risque que l’on mette cinquante ans à revenir sur le problème.

Entretien réalisé par Sébastien Crépel

Guy Braibant est l’auteur de la Charte des droits fondamentaux, Éditions du Seuil, 2001, 7,95 euros.