Libre Pensée du Pas-de-Calais

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Publié : 1er juin 2005

Délit de blasphème !
De Véronèse à l’affichage publicitaire, l’Église catholique nous joue toujours la même « Cène »

Article paru dans la revue La Raison n° 502 de juin 2005

Le tribunal de grande instance de Paris a interdit l’affichage d’une publicité qui montrait une assemblée de femmes, interprétation libre de La Cène de Léonard de Vinci.

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La Cène de Léonard de Vinci revisitée par les publicitaires

Le tribunal a estimé, contre l’avis du parquet, que cette publicité constituait « un acte d’intrusion agressive et gratuite dans le tréfonds des croyances intimes ». Cette condamnation de l’agence de publicité Air Paris et des créateurs de mode Marithé et François Girbaud fait suite à la saisie du tribunal par l’association Croyances et Liberté, une émanation de la Conférence des Évêques de France. Pour cette association « la liberté de création doit être confrontée à la liberté de croyance ». Pour l’avocat des deux créateurs, « cette publicité ne peut pas être considérée comme une injure envers un groupe de personnes ; on est là dans le délit d’opinion, le blasphème, puisqu’il s’agit d’une opinion religieuse ». En 1998 déjà, une campagne publicitaire de Volkswagen qui représentait cette même « Cène » avait elle aussi été interrompue sous la pression des catholiques.

L’Église catholique n’a pas changé. Quatre cents après elle nous repasse le même plat. En effet, le 18 juillet 1573 le peintre Véronèse (Vérone 1528, Venise 1588) est convoqué par le tribunal de l’Inquisition. On lui reproche d’avoir peint un thème traditionnel de l’art sacré (art représentant les scènes de la bible) d’une manière scandaleuse. Il vient de terminer une immense composition, qui est destinée à décorer le réfectoire de l’un des plus grands établissements religieux de Venise, le couvent des Dominicains. Véronèse y représente, autour du Christ, qui occupe très normalement le centre de la composition, un ensemble de personnes qui ne se limite pas aux douze apôtres que mentionnent les Évangiles. D’une quinzaine de personnages représentés habituellement dans « La Cène », il passe à une cinquantaine. Cette dernière Cène qu’a peint Véronèse, n’a pas lieu, comme le rapporte les Évangiles, dans une auberge de Palestine, mais entre les arcades d’un portique, au premier étage d’un somptueux palais.

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Le Repas chez Lévi, tableau de Véronèse (555 cm sur 1310 cm, Venise, Galleria dell’Accademia)

Tandis que le personnage central semble imposer une atmosphère de recueillement, l’agitation la plus extrême se remarque dans ce tableau. Tout autour de la table, les domestiques passent les assiettes et servent à boire. Sur les marches de la double rangée d’escaliers, un soldat debout, sa hallebarde négligemment appuyée sur l’épaule, se délecte des restes qu’on a bien voulu faire passer, tandis que de l’autre côté, un serviteur pris d’un saignement de nez se penche sur la balustrade, un mouchoir à la main. Au premier plan, le personnage le plus imposant est l’artiste lui-même dans un superbe costume vert Véronèse. Parmi toute cette animation, au milieu de telles splendeurs, les personnages qui devraient tenir le premier rang sont traités en parents pauvres dont les costumes sont trop modestes. De plus, comme le fait remarquer François Lebrette : « Placer parmi les assistants à la sainte Cène des hallebardiers tudesques, des mahométans enturbannés et une ribambelle de négrillons certainement païens, c’était pousser l’œcuménisme plus loin que l’époque ne pouvait le tolérer. »

Forcé de s’expliquer sur ses intentions devant le « Saint Office », Véronèse doit surtout affirmer sa bonne foi et son attachement aux principes catholiques. À la question posée par le tribunal de l’Inquisition : « Que signifient ces soldats habillés à l’allemande, une hallebarde à la main ? », Véronèse répond : « Nous les peintres, à l’instar des poètes et des fous, nous prenons quelques libertés ; j’ai considéré ces deux hallebardiers que vous voyez, l’un qui boit et l’autre qui mange, comme des aides ; il m’a paru juste que le maître de maison, qui était un homme important, d’après ce que l’on m’a dit, eut des serviteurs. » Le « Saint Office » lui demande : « Qui croyez vous qu’il y avait à cette Cène ? » Véronèse : « Il y avait le Christ et les apôtres, mais comme il restait de la place dans le tableau, moi, j’ai ajouté des figures suivant mon invention. » Vraisemblablement, Véronèse veut faire croire qu’il s’en est tenu au programme établi par les donateurs. Puis on lui demande : « Est ce qu’il vous paraît convenable qu’à la dernière Cène de Notre Seigneur, on ajoute dans le tableau des bouffons, des ivrognes, des allemands, des nains et autres obscénités pareilles ? » À Véronèse il ne reste qu’à se plier : « Excéllentissime Seigneur, non je ne veux pas le défendre, j’ai cru bien faire et je n’ai pas considéré tout cela. Je ne pensais pas avoir causé de désordre, d’autant que ces bouffons se trouvent en dehors du lieu où notre Seigneur a pris place. » Véronèse est condamné à modifier dans les trois mois son tableau. Cela étant impossible dans le temps imparti, il transforme miraculeusement « La dernière Cène » en « Le Repas chez Lévi », élimine du mouchoir du serviteur le sang qui coulait du nez et appose sur la balustrade de l’autel une référence à l’un des passages de l’Évangile. L’œuvre de Véronèse fut donc acceptée en tant que banquet en l’honneur du Christ vivant.

Les règles imposées par l’Église catholique apparaissent donc comme les ennemies du plaisir et de l’inspiration artistique. Véronèse a su, lors de son procès, revendiquer la liberté de l’artiste et montrer que la réalité peut modifier l’art : les motifs et les thèmes peuvent changer en fonction de l’évolution des préoccupations humaines réelles. Il s’agissait pour l’époque d’un véritable exploit.

Mais aujourd’hui des faits tels que la remise en question des photographies de Bettina Rheims (INRI, album de photos présentant la vie et la mort de Jésus dans des décors modernes et dans un style kitsch) nous montrent que l’Église catholique surveille toujours de près l’originalité artistique. Elle ne supporte aucune atteinte aux dogmes, et possède encore un certain pouvoir dans le monde. Des plaintes ont été déposées contre le caractère blasphématoire de certaines affiches de films (tout dernièrement « Amen » de Costa Gavras). En France, nos lois n’ont pas à protéger la conformité théologique d’une œuvre quelconque ; la loi de 1905 ne reconnaît aucun culte et donc aucun délit de « blasphème ». Nous pouvons constater que Véronèse était un précurseur. Mais près de cinq cents plus tard, l’Église catholique n’a toujours pas changé.

Benjamin et Daniel DUBOIS