Libre Pensée du Pas-de-Calais

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Publié : 18 février 2005

« La laicité, une conquête de portée universelle »

L’analyse d’Henri Pena-Ruiz dans L’Humanité en date du 16 février 2005

L’Humanité : Les travaux de la Convention pour l’avenir de l’Europe ont été marqués par une immixtion directe des Églises, et en particulier du Vatican, dans le débat sur le projet de constitution européenne. L’abandon in extremis de la référence à Dieu et à « l’héritage chrétien » signifie-t-il que le projet, en l’état, est vierge d’atteintes au principe de laïcité ?

Henri Pena-Ruiz :

Pas tout à fait. Le Vatican, ainsi que certaines Églises protestantes, ont exercé une pression considérable pour qu’une mention préférentielle soit faite, dès le préambule, à l’héritage religieux de l’Europe. Ce qui, du point de vue de la laïcité, est discriminatoire. Les humanistes athées et agnostiques, qui croyaient dans l’humanité, au lieu de croire en Dieu, ont joué un grand rôle dans l’avènement des droits politiques et des droits sociaux en Europe. Je pense en particulier aux philosophes des Lumières, à des hommes comme Diderot, à des philosophes comme Spinoza. Si par malheur on avait conservé une référence préférentielle aux religions, l’Europe aurait entériné une discrimination entre « celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas », pour reprendre le poème d’Aragon.

L’Humanité :En reconnaissant « la contribution spécifique » des Églises et en leur garantissant « un dialogue ouvert, transparent et régulier », l’article I-52 n’accorde-t-il pourtant pas une place d’exception aux Églises dans les processus de décision et les institutions ?

Henri Pena-Ruiz :

La laïcité n’est pas sauvée au niveau du projet de constitution lui-même. Cet article I-52 accorde aux associations religieuses un statut dans le dialogue avec la puissance publique que ne se voient pas reconnaître les - associations humanistes athées, ou philosophiques, ou d’autres convictions. L’existence d’un article spécifique pour les Églises est discriminatoire. Ce faisant, il me semble que toutes les personnes attachées à l’égalité des citoyens et à la laïcité ne peuvent qu’être hostiles à ce texte.

L’Humanité :Comment analysez-vous l’article II-70, qui institue la liberté de « manifester sa religion en public ou en privé » ?

Henri Pena-Ruiz :

Cet article est à mon avis mal rédigé, ambigu. Que signfie « en public » ? Je considère qu’on ne peut pas manifester sa conviction religieuse partout, en toutes circonstances, dans l’espace public. Il n’est pas question d’accepter, par exemple, qu’un postier, un juge, un professeur, dans l’exercice de ses fonctions, manifeste une quelconque option particulière, pas plus l’humanisme athée qu’une conviction politique ou religieuse. La neutralité de ces personnes en représentation de la République est une condition d’universalité. Ce qui est important, c’est que tous les citoyens d’une République, qu’ils soient croyants, athées ou agnostiques, puissent se reconnaître de la même façon, sans avoir le sentiment qu’ils sont mieux ou moins bien traités du fait de leur option spirituelle particulière.

L’Humanité :La laïcité est-elle, comme le prétendent certains, un « particularisme » philosophico-politique français auquel il faudrait renoncer au nom de la convergence avec nos partenaires européens ?

Henri Pena-Ruiz :

Un tel raisonnement est ridicule. Lorsque les Anglais ont institué en 1672 la loi dite de l’ « habeas corpus », qui garantit les individus contre la privation arbitraire de leur liberté, personne n’a songé à considérer ce principe comme un particularisme anglais. De même, la France fut la première, en 1789, à reconnaître la souveraineté populaire. Cela n’en fait pas un particularisme franco-français qui n’aurait aucune valeur pour les autres pays.

La laïcité est l’union de trois principes : la liberté de conscience, l’égalité de traitement de tous les citoyens, quelles que soient leurs convictions spirituelles, et l’idée selon laquelle la loi commune ne doit viser que l’intérêt commun. Il me semble légitime de dire que ces principes ont une portée universelle. Ceux qui disent, à propos de la laïcité, que la France veut imposer son particularisme sont en réalité des antilaïques qui déguisent leur hostilité à la laïcité en un respect de la particularité des autres pays. L’universalité d’un principe est indépendante du lieu ou il a été reconnu pour la première fois. La laïcité n’est pas un particularisme accidentel de l’histoire de France, elle constitue une conquête de portée universelle, à préserver et à promouvoir.

L’Humanité :Pour vous, laïcité et émancipation sociale ont partie liée. En quoi les atteintes au principe de laïcité, dans ce projet de constitution, sont-elles en cohérence avec les régressions sociales dont il est porteur ?

Henri Pena-Ruiz :

Nous sommes aujourd’hui face à une alternative, finalement assez claire. Il y a d’un côté la figure du capitalisme sans âme qui broie les hommes et se donne un supplément d’âme. La religion joue alors le rôle de « supplément d’âme d’un monde sans âme », comme disait Karl Marx. Le capitalisme ultralibéral est en quelque sorte complémenté par le supplément d’âme religieux. Cette figure est parfaitement illustrée par le projet de M. Sarkozy, qui renouvelle l’alliance de l’ultralibéralisme économique et du prétendu rôle social des religions.

Et puis il y a la figure d’un État social, avec un fort secteur public, avec des lois sociales qui défendent les travailleurs, leur garantissent des droits, les protègent contre le chômage, la précarité, etc. Dans une telle configuration, on n’a plus besoin d’un supplément d’âme. La fonction de la religion n’est plus alors de compenser l’injustice d’un monde très dur. Elle devient une démarche spirituelle libre, que certains hommes peuvent adopter, que d’autres n’adoptent pas, mais qui n’a pas à s’imposer à tous.

Entretien réalisé par Rosa Moussaoui

Qu’est-ce que la laïcité ?, Henri Pena-Ruiz, Éditions Gallimard (Folio actuel), septembre 2003. Dieu et Marianne, Philosophie et laïcité, Henri Pena-Ruiz,Éditions PUF, 2001.