Libre Pensée du Pas-de-Calais

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Publié : 18 mars 2005

La laïcité est bafouée par le projet de traité constitutionnel

Le texte qui suit est extrait d’un texte écrit par Laurent Mafféis sous le titre " Une Constitution européenne qui tourne le dos à la laïcité" sur le site Faire le jour Ce texte a été initialement publié dans le numéro 3 de la Revue Pour la République sociale. La Libre Pensée du Pas-de-Calais le publie pour la qualité de son argumentaire.

L’abandon in extremis d’une référence explicite à « l’héritage chrétien » dans la Constitution européenne ne doit pas dissimuler les multiples atteintes au principe de laïcité qui demeurent dans le projet de traité constitutionnel.

Pour commencer sur le terrain des symboles, il n’est pas inutile de rappeler qu’à la demande expresse des églises, la référence à des « principes » de l’Europe, jugée trop rationaliste dans le projet de la Convention, a été remplacée dans le préambule par la notion plus ambiguë de « valeurs » de l’Union européenne. Au passage, le lobbying clérical auprès des chefs d’États a également réussi à faire sauter du préambule la référence « au respect de la raison » présente dans le texte initial de la Convention. Autant de marchandages philosophiques qui auraient été difficiles à assumer dans le cadre d’une assemblée constituante.

Sur le plan des droits et des institutions, les menaces contre la laïcité sont plus précises encore. Dès le tout début du texte, l’affirmation du « respect des droits des personnes appartenant à des minorités » parmi les valeurs de l’Union (article I-2) apparaît pour la première fois dans un texte communautaire. L’idée que l’appartenance à une minorité, qui peut-être d’origine, de croyance, de langue ou de culture, puisse être créatrice de droits particuliers pour les personnes concernées percute frontalement le principe d’« égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion », formulé à la Révolution française et réaffirmé à l’article 1er de la Constitution de 1958. Le Conseil constitutionnel a d’ailleurs rappelé, dans sa décision du 15 juin 1999 sur la Charte des langues régionales et minoritaires, que « les principes fondamentaux de la République s’opposent à ce que soient reconnus des droits collectifs à quelque groupe que ce soit, défini par une communauté d’origine, de culture, de langue ou de croyance ». Et il précisait, dans le cas d’espèce qui concernait les droits linguistiques, que « conférer des droits spécifiques à des groupes de locuteurs de langues minoritaires à l’intérieur des territoires où ces langues sont pratiquées, porte atteinte aux principes constitutionnels d’indivisibilité de la République, d’égalité devant la loi et d’unicité du peuple français ».

Avec l’article I-2 du traité constitutionnel, le principe selon lequel l’appartenance à un groupe donné peut conférer des droits particuliers va pouvoir s’appliquer dans de multiples domaines, notamment sociaux et culturels. Voilà une rupture majeure avec la tradition juridique et politique d’égalité et d’indivisibilité de la communauté légale héritée de la Révolution française. Voilà également une brèche dangereuse dans laquelle vont s’engouffrer les communautarismes.

Sur le terrain institutionnel maintenant, l’article I-52 pousse à son terme la logique de la déclaration annexe d’Amsterdam. Il rappelle la compétence nationale des Etats dur ces questions, mais, dans le même temps, le fait religieux étant reconnu en tant que tel, comme un élément particulier composant la société civile, il faut être logique et organiser ses relations avec l’Union européenne. Il accorde donc aux églises une place d’exception dans les institutions européennes, en reconnaissant leur « identité et contribution spécifique » et en leur garantissant un « dialogue ouvert, transparent et régulier avec l’Union européenne ». C’est-à-dire plus que ce qui est garanti aux partenaires sociaux pour intervenir auprès des institutions de l’Union. Restera aussi à savoir qui établira la liste exacte des organisations religieuses bénéficiant de cet injustifiable privilège institutionnel, avec le risque d’une intervention accrue de nombreuses sectes dans l’espace public européen. Cela bafoue directement le principe démocratique et permet à ces organisations d’agir légalement en tant que groupes de pression pour influencer les décisions prises par les institutions européennes.

Si l’on entre dans le détail des droits défendus par la partie II de la Constitutionn dite Charte sociale, l’article II-70 marque une rupture avec la tradition européenne du droit à une liberté absolue de conscience pour adopter au contraire la tradition anglo-américaine de la liberté de religion. La constitution proclame en effet la « liberté de manifester sa religion individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites ». Cette « liberté » de manifestation religieuse en public est en contradiction directe avec le principe républicain de laïcité qui sépare strictement l’espace privé de l’espace public, en excluant toute manifestation religieuse dans ce dernier, notamment depuis la loi du 9 décembre 1905.

Certains ne manqueront pas de signaler que cette liberté religieuse étendue est reprise de l’article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme (CESDH), sur la base duquel la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg a notamment validé l’interdiction légale du foulard islamique dans les lieux publics en Turquie[1]. Mais les mêmes oublient souvent d’indiquer que le traité constitutionnel n’a repris qu’une partie de cet article 9, et notamment pas son paragraphe 2 qui permet d’apporter d’importantes limitations à la liberté religieuse dans l’intérêt public, comme c’était le cas dans l’exemple turc.

L’interprétation rigoureuse de l’article II-70, confirme donc que la Cour de justice de l’union européenne (de Luxembourg) risque de remettre en cause une partie de notre édifice légal laïque dans les domaines où s’applique la partie II du traité, par exemple en matière de droit de la fonction publique concernant l’interdiction du port de signes religieux par les agents publics.

Au-delà du grave impact juridique de l’article II-70, ses effets politiques sont d’ores et déjà considérables avant même l’entrée en vigueur de la constitution et au-delà même des frontières actuelles de l’Union européenne. Cet article sert par exemple aujourd’hui de point d’appui politique aux islamistes turcs dans leur bataille contre l’héritage laïc de la Turquie d’Ata-Turk. Ainsi le ministre turc des affaires étrangères[2] n’a-t-il pas hésité récemment à s’appuyer sur la Constitution européenne pour affirmer que si son pays veut entrer dans l’Union européenne, il va devoir abroger l’interdiction du port du voile dans les lieux publics, en vigueur depuis les années 1930. Même provocation anti-laïque quand un député européen britannique, président du groupe libéral au Parlement européen interpelle le ministre français de l’Intérieur pour dénoncer la loi française contre les signes religieux à l’école comme une violation de l’esprit de la Constitution européenne[3].

Le projet de Constitution ne se contente donc pas de menacer une partie de notre édifice juridique laïque, il nous empêche également d’envisager toute diffusion en Europe de cet acquis philosophique et politique considérable qu’est la laïcité à l’échelle de l’histoire de l’humanité. Voilà un recul politique particulièrement troublant pour un continent qui a engendré le principe de laïcité après des siècles de guerres de religions.

Notes :

[1] Arrêt Mlle SAHIN du 29 juin 2004 de la Cour européenne des droits de l’Homme.

[2] Abdullah Gül, membre du parti islamiste au pouvoir, le vendredi 8 octobre à la télévision turque.

[3] Lors de l’émission France Europe Express du mardi 21 septembre 2004.